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Romancière, poète

 

 J'air

 

Dernière fin du monde avant le matin

 

3 septembre 2006 7 03 /09 /septembre /2006 15:28

Paris, Octobre.

 

Cher Arthur,

 

Je t’écris cette lettre depuis l’An de Grâce Deux Mil Quatre. Je compte sur la dextérité et la gentillesse des anges pour te la faire parvenir.

 

J’écoute actuellement le morceau n° 9 de la bande originale d’un film d’animation extraordinaire. Cette musique a été écrite par Alain Goraguer et le titre du morceau est « Ten et Tiwa dorment ».

 

Ici, en cette année, tout ce monde, que tu ne connais pas, te connaît. Sauf moi, ou presque pas, ou juste un petit peu ou, peut-être, simplement autant que totalement sans en avoir conscience. Enfant, j’errais dans les couloirs de l’école au lieu de jouer pendant les récréations. J’allais regarder les dessins des autres, accrochés par dizaines sur les vitres des classes, les uns contre les autres, suivant une thématique commune. Bien sûr, tous n’étaient pas toujours réalisés avec bonheur. Il y en avait de plus ou moins réussis, des riches et des pauvres en détails, ou en variations de couleurs. Certains ouvraient sur des imaginaires foisonnant d’idées et d’autres s’esquissaient maladroitement à la borne du sujet imposé. Toutefois, chacun portait sa patte propre. Et c’est cela que j’aimais. Ils étaient censés représenter la même chose, et il n’y en avait jamais deux qui se ressemblaient. J’ai vu passer beaucoup, beaucoup de ces séries. Pourtant, il en est une seule qui m’a réellement, profondément marquée. Celle de l’homme allongé au milieu d’une nature luxuriante avec deux trous rouges dans la poitrine.

 

Tu ne m’en voudras pas, Arthur, si je t’apprends que cela fait seulement quelques mois que je sais que tu es l’auteur de ce Dormeur que j’ai toujours connu. Tu ne m’en voudras pas, parce que, là où tu es, tu ne peux pas seulement te douter de ce que les décennies ont fait de toi, à moins que ce ne soit, ce que toi, tu as fait d’elles… 

 

Si tu savais, avec quelle présence tu l’as traversé, ce siècle, depuis ton embarquement ! L’ampleur de ce que tu nous as donné, à nous venus après toi, marchant comme tu l’as fait sur la terre avec la plume et avec les pieds, s’étend au-delà des cultures et ne se peut compter. Tout le monde, toutes les classes, connaissent ton nom. Tous encore, connaissent ici ou là quelques de tes mots par cœur. Et même s’il en reste certains qui ne savent pas que c’est le premier qui a signé les seconds, il n’empêche, qu’ils les connaissent.

 

Ici, tu serais étonné de constater tout ce qui a évolué, mais tu le serais sans doute davantage en voyant tout ce qui est resté comme avant. époque paradoxale, qui voit se mélanger tous les âges de l’Histoire, une sorte de doyenne vacillante, usée, qui sait tout, et qui a tout fait. L’humain, lui, n’a pas changé. Il rêve à ce qu’il n’a pas. Et celui qui a ce dont le premier rêve, lui, rêve à autre chose. Demain sera toujours prétendument meilleur sur les traînées de sang qui imbibent les routes.

 

À présent, nous écrivons sur des ordinateurs, sortes de machines à écrire extrêmement élaborées qui permettent, notamment, de travailler un texte de son début à sa fin sans avoir à le re-dactylographier à chaque nouvelle version. Il y a des milliers de nouveaux livres qui paraissent chaque année, et des millions de personnes qui écrivent en rêvant d’être publiées. Aussi, tout le monde peut l’être, d’une certaine manière. Car un outil sans précédent a été inventé il y a quelques années, un outil qui relie tous les ordinateurs de la terre entre eux.

 

Pourtant, il n’y a qu’un seul Rimbaud et il n’y en aura jamais d’autre. Arthur, tes belles solitudes sont intemporelles, tu ne mourras jamais. J’avais commencé cette lettre parce que j’ai quelque chose de précis à te demander, et puis, j’écris, j’écris, parfois je m’arrête, un peu impressionnée tout de même. Que peux-tu bien te dire en lisant des mots pareils ? Les crois-tu ? Les trouves-tu simplement amusants ou es-tu en train de subir un choc émotionnel ?

 

Je voulais te demander… Juste avant ton débarquement, la veille précisément, est-ce que tu regardais la mer, à l’intérieur de ton œil ?

 

Tu étais triste et impatient. Tu comptais le temps…

 

Flûte ! Je viens de me relire depuis le début et je ne me souviens plus ce que je voulais te dire… Cela me reviendra. Ce soir, je suis un peu fatiguée, comme beaucoup de soirs, et je n’ai plus les idées très claires. Je te parlais au début de ma lettre d’un morceau musical. Je me le passe et repasse en boucle depuis tout à l’heure. Passer en boucle ? Voilà. Nous avons des machines qui permettent d’écouter de la musique, la musique que l’on veut, comme on le veut, où on le veut, autant de fois qu’on le veut. Passer en boucle signifie qu’on remet la même musique au début sitôt qu’elle arrive à la fin et ainsi de suite sans jamais l’arrêter. Il y a un choix incommensurable. Des millions et des millions de musiques différentes, enregistrées sur des petits disques de plastique (une nouvelle multi-matière technologique), sont ainsi disponibles. Celle que j’ai choisie maintenant raconte l’histoire d’un Om apprivoisé par les géants d’une autre planète comme s’il était un animal, et elle est très belle.

 

Je ne parviens plus à garder les yeux ouverts, je vais aller me coucher bientôt, alors je te dis mille choses, espérant que ton existence subjective actuelle est agréable et, pourquoi pas, féconde en tempêtes créatives ? Es-tu encore en train de nourrir, sans le savoir, un autre monde dans lequel nous te rejoindrons ?

 

Je te laisse sur ces mots et te transmets, de tout mon cœur, ma vive amitié.

 

SRT

 

 

 

 

[Que voulait-il dire, Arthur Rimbaud, quand, dans une lettre du 8 novembre 1891, il parlait des "services d'Aphinar" ? Avec ce mot, "Aphinar", mystérieux, étrange, poétique, dont le mystère, l'étrangeté et le caractère poétique, justement, échappent à toute interprétation univoque. L'objet des interventions de cette fin de journée du... --> lire la suite sur le site de Matthias Vincenot]

Post-scriptum : Au fait, cela me revient maintenant, je t’écrivais pour que tu me dises ce que tu avais voulu signifier par le mot « Aphinar » quand tu as écrit au directeur des services la veille de ton embarquement. C’est assez urgent pour moi, si tu pouvais me répondre avant le 23 octobre de cette année, cela m’arrangerait beaucoup et je t’en remercie par avance.

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