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Romancière, poète

 

 J'air

 

Dernière fin du monde avant le matin

 

20 mai 2006 6 20 /05 /mai /2006 17:47

 

Le Journal Le Mague
E-terviews

Rotil-Tiefenbach dialogue dans un trou d’air
Le 16 février 2004 par Pierre Derensy


 

Fée ou sorcière, poète ou romancière, femme légère et court vêtue ou dame inaccessible de haute tenue, Sandrine Rotil-Tiefenbach erre dans l’air, nage dans les idéaux, écrit comme elle veut à la lueur d’une bougie qui s’enfuit déjà, d’un sentiment inconséquent, tempétueux, fugace comme une paire de lèvres au goût d’éternité.


Derensy s’est jeté à l’eau pour tirer les vers et les rimes du nez de cette sirène des Lettres qui n’a pas fini de jeter sur le papier mouillé ses perles dans une marée d’écume et de beauté.


 

1. Ma première question sera identique au personnage principal : Qui êtes-vous ? pourquoi vous cachez-vous ?


Je suis un humain et mon masque, à supposer que j’en porte un, ne regarde que moi.

 

 

2. Quel est le destin d’une femme sans chair et en os ?


Pas très brillant.

Même chose pour un homme sans chair et en os...

 

3. « J’air » est une sorte de mise « dans » l’abîme de soi-même ?


De soi-même et de l’autre. A la fois tous différents et tous semblables. As-tu remarqué l’absence ou du moins, autant que faire se peut, l’économie de « témoins d’époque » ? Seuls, un autobus, un scooter, le métro, des néons, des téléphones (avec fils), attestent d’un vingtième siècle datable dans une large fourchette pouvant déborder jusqu’ici, premiers pas vingt-et-unième. Même la machine n’indique rien de précis.

L’Histoire bégaye. L’homme, depuis sa naissance, n’a travaillé que ses outils. Sa nature profonde n’a pas évolué. Et ce qui m’intéresse en lui, ce qui me fascine aussi, c’est cette faille, ce mystère, c’est sa part d’intemporel.

 

4. Le prélude où tu parles de l’Intervalle est plus important que l’on s’imagine ? Pourquoi ce prégénérique ?


Ce sont ces instants particuliers, parfois fugaces, sortes de laps de temps-passerelles qui marquent un mouvement, un changement d’état, une remise en question. Périodes plus ou moins ou non conscientes... Ces intervalles peuvent aussi bien se refermer comme ils se sont ouverts, que précéder un basculement.

Ils portent en eux les complexes qui font que quelqu’un va voir sa vie dérailler (au sens propre du mot : quitter les rails) ou pas. Lorsque nous sommes dans ce genre d’intervalle, tout ce qui fait ou, plutôt, tout ce qui est notre fragilité est à l’œuvre, et une force ou une faiblesse, fussent-elles infimes, peuvent alors peser lourd dans le jeu de cette balance potentiellement fatale, parce que survenues ce jour-là à cet instant-là. L’intervalle est comme une faille temporelle ouverte à un moment donné sous une alarme branchée au rouge. La glissade irréversible en découle lorsque le sujet n’a pas entendu l’alarme. C’est un serpent qui se mord la queue, un cercle vicieux. Parce que, dans ces instants, bien sûr, de déstabilisation, ce qui fait le plus défaut, c’est l’acuité et le discernement. Pourquoi lui va-t-il basculer et pourquoi cet autre, non ? Nous entrons là de plain-pied dans le mystère humain... On pourrait tout autant se dire que, parce que nous sommes vivants, nous sommes dans l’intervalle en permanence. Une histoire de souffle...

 

6. Le personnage féminin fait sa mue de l’angoisse du monde qui l’entoure ?


Très belle phrase...

 

7. Elle se prénomme Alice... un moyen d’aller voir de l’autre coté du miroir ?


A, Aleph, Alice, Antoine... Tout pourrait commencer par le A. Le clin d’œil à Lewis Caroll est une cerise déconfite à déguster avec bière ambrée servie sur nappe en papier.

Je n’oublie pas non plus l’auteur de L’Herbe bleue, so Pierre, go ask Alice...

 

8. Afin de retrouver le lapin tambour-major ?


Vrai que j’ai un problème grave avec les horaires...

 

9. Son contraire masculin lui par contre s’empiffre de chair, que peut-on voir dans ce paradoxe ? Un conflit sexiste ?


Sexiste, non. Un lecteur m’a m’écrit qu’une immense sensualité passait dans ce livre à travers eux. Leur relation est particulière, à la fois très distante et très intime. Tout en étant l’opposé parfait de l’autre, ils en sont aussi le plus fidèle reflet... On sent de la tendresse, mais il y a autre chose... quelque chose de monstrueux.

 

10. ll y a beaucoup de bruit dans ton livre, de descriptions sonores...


Il y a les cinq sens. Mais l’ouïe est sans doute des plus envahissantes car sans moyen d’abstraction. Tu peux toujours ôter ta main ou détourner les yeux en cas de situation sensorielle désagréable, et rien ne t’oblige à goûter quoique ce soit. Les bruits, tu les reçois, que tu le veuilles ou non.

 

11. L’anorexie des lettres est-elle plus pénible que celle de la chair ?


Le manque d’appétit est une chose terrible. Mais ne pas pouvoir aller pisser quand on en a très envie, c’est de la torture. Quand t’as des mondes et des voix plein la tête et que tu es obligé de faire autre chose à ce moment-là, tu es au bord de l’explosion, le moindre bout de papier qui traîne y passe. Et à la fin tes poches sont pleines de petits papiers et tu n’as qu’une envie, te précipiter chez toi pour t’enfermer. Le cas contraire, celui où rien ne vient, n’a aucun intérêt. Il n’y a rien à dire là-dessus. C’est un truc déprimant. Quand on est incapable de discipline, il faut savoir voler des heures à ses sommeils...

 

12. Tu aimes aussi manier le chaud et le froid, la dualité. C’était un jeu à partir du thème principal ou tout s’est imbriqué de par le profil de tes marionnettes principales ?


Et quel est seulement le thème principal ? Ceux qui sont entrés dans J’air et qui m’en ont parlé en sont revenus avec, chacun une histoire différente... une histoire à eux. On m’a dit aussi « je me suis perdu ». Pour moi c’est beau parce qu’en écrivant ce livre, je l’avais un peu rêvé ainsi... Quand les êtres qu’on croise, les frôlements d’une foule où l’on a cru repérer des visages familiers bien que méconnaissables, ne sont plus que le reflet de fantômes en puissance dans une société grotesque car déshumanisée... dans quel univers, dans quelle histoire est-on ? N’est-ce qu’un éclat de rire noir ? Une voix qui se brise au non hasard d’une rencontre étrange ? Un jeu de miroirs - tu en parlais - dans une sorte d’entre-deux mondes où vie et mort s’entrelacent comme jour et nuit à l’heure du chien loup, sur le fil d’un temps suspendu au-dessus de son propre précipice ? Que vaut l’amitié d’un « chien fidèle » ? À moins qu’il ne s’agisse encore d’un propre face à face dans le no man’s land intérieur d’une existence en état de révolution... ? Tout est vrai. Tout est faux. Et bien d’autres choses encore...

 

13. Elle s’échappe de sa peau par nécessité ? Pour avoir justement de l’air ? Mais quel est-il vraiment cet oxygène recherché ?


Elle enlève sa peau parce qu’elle étouffe. Ce qui lui manque, c’est de l’air respirable.

 

14. A un certain moment tu écris « Ils me mangent... c’est un coup à prendre. Il faut juste... ne pas... pas regarder... » Indirectement tu décris ce que ressent un auteur face à son lecteur.


Quel lecteur ? Face à la page vide il n’y a pas de lecteur, il est loin, le lecteur, hypothétique, une songerie de l’incertain aussi douteuse que les mots que tu es en train de t’évertuer à jeter sur ta page. Quand tu écris, tu es tout seul dans ta tête. Je décris ce qu’elle ressent au moment où ses dernières substances vitales la quittent. Néanmoins ta question brûle, la symbolique du vampirisme est omniprésente dans ce texte qui donne je crois, ni plus ni moins, une vision d’un monde parfaitement réel.

 

16. Quelle est donc la machine qui fait travailler Sandrine ?


Deux moteurs qui marchent ensemble dans une même oscillation qui les fait se suivre et se poursuivre indéfiniment... Le rêve et le doute.

 

17. Le contact physique est une partie intégrante de notre coté animal et là tu l’occultes totalement en empêchant ton héroïne de toucher quoi que ce soit sans avoir d’horribles souffrances ou des gènes. Comme du masochisme d’auteur envers son personnage... comme pour faire souffrir plus encore en avant et donc souffrir soi-même ?


Je n’ai pas l’habitude de faire de la complaisance avec mes personnages. Mon héroïne va au bout d’elle-même, point à la ligne. Indépendamment du fait qu’elle m’a donné, en effet, bien du fil à retordre.

 

18. Le résumé de « J’air » pourrait être il y a toujours un mieux au pire, qu’en penses-tu ?


J’en pense que je ne saurais pas résumer J’air et que oui, il y a toujours un mieux au pire, et inversement.

 

19. C’est un livre de séparation ?


Peut-être.

 

...d’angoissée pudique ?


Ma foi...

 

20. Il risque de ne pas plaire car il dissipe toute ambiguïté sur la valeur humaine ?


C’est toi qui le dis. Le jour où l’ambiguïté sur la valeur humaine sera levée, je veux bien changer de nom et arrêter d’écrire.

 

21. « J’air » se lit très vite et l’utilisation de pages blanches n’est pas anecdotique ?


Ah ? Tu y as mis quelque chose ?

 

22. À la conclusion du livre, tu laisses autant de pistes possibles que de lecteurs le désirent ?


Dans la vie, n’est jamais qu’une seule conclusion, son terme. Et encore ce n’est même pas sûr...

 

23. Si je cite des auteurs qui sont comme toi dans ce jeu très intime du « soi », je pourrais tout de suite évoquer Amélie Nothomb. Qu’est-ce qui te démarque d’elle ? (moi je sais mais les gens non !)


Je ne l’ai pas encore lue et ce qui nous démarque avant tout, c’est - outre une décennie de différence - qu’elle fait partie du 1 % d’écrivains qui vivent de leur plume en France et moi non.

 

24. Quelle est la part de « Sarah K.477 » dans celui-ci ?


Je me suis demandé s’il était possible de foutre quelqu’un encore plus à poil et j’ai essayé.

 

25. Je dirais que ton livre ne plairait pas à la ménagère de moins de 50 ans mais à qui donc à ton avis va-t-il plaire excepté à moi ?


Il a déjà plu à mon éditeur. Ensuite, chacun se débrouille...

 

26. Peux-tu me parler de Georges de La Tour et ce qu’il représente pour toi ? Son mouvement est-il important pour comprendre le livre ?


Quand tu repasseras à Paris, on ira au Louvre voir les tableaux...

 

27. L’image de nymphomanie qui collait à ton premier roman sera-t-elle remplacée par l’image sanguinaire qui s’engage dès les premières pages sur celui-là ?


La polémique sur la nymphomanie qui a nimbé Sarah K était intéressante en cela qu’elle a révélé à quel point les gens sont à côté de la plaque et se font une idée fausse de cette dépression qui est plus proche de la boulimie ou de l’anorexie - frigidités, angoisses - que de ce qu’ils s’imaginent couramment. Dans leur tête, une nymphomane est une femme qui ne pense qu’à baiser et qui le fait bassement avec tout venant et tant qu’elle le peut. Même Sarah, ma narratrice, s’y laisse prendre à un moment et c’est là qu’à nouveau, on se situe dans l’intervalle. Je ne suis certes pas médecin mais je dirais qu’il y a pathologie à partir du moment où il y a souffrance et où cette souffrance prend toute la place, occultant ainsi le cours « normal » d’une existence et dans tous ses domaines. On peut donc, oui, se demander si Sarah est tombée nymphomane mais, qu'adviendra-t-il de son mal à partir du moment où la vie lui apportera enfin l’objet de son désir (comblera son manque) ? Tout se remettra-t-il en place et... ladite nymphomanie n’aura alors jamais eu lieu ? Qu’en restera-t-il sinon... juste... un cœur battant.

Sanguinaire ? Sur J’air, c’est autre chose. L’on me parle des couleurs fantastiques, de la danse des rouges, de la mer et de magie...

 

28. Comment éviter de faire un amalgame entre le sujet et l’auteur dès que l’on écrit à la première personne du singulier ?


Quelle importance ? Quand on découvre un livre, l’auteur est anecdotique, c’est d’abord le texte que l’on rencontre. Un jour l’auteur il sera mort. Oui, tu auras des lecteurs pour y aller de leur science psychologique et se lancer dans une analyse, le plus souvent d’ailleurs, très belle et intéressante. Rien ne me fait plus plaisir. J’air est une folie. Et lorsque certains vont jusqu’à penser que pour avoir écrit ça, je ne peux qu’être une schizophrène (la forme de psychose la plus forte), alors je me dis que j’ai fait un bon travail.

 

29. Serais-tu capable d’en faire trop pour faire de la promo ?


Il semble que oui. Quand Vignale m’envoie un mail, je lui réponds.

 

30. Si Sandrine avait la chance de changer de peau et de faire sa mue comme un serpent elle deviendrait quoi ?


Je suis déjà morte et née mille fois et ce n’est pas fini.

 

31. Ne serais-tu pas quelqu’un au milieu de nulle part qui se découvre une vie dans un placard ?


Oui, ça m’arrive tout le temps...

 

32. La façon de contrer un nerveux qui lit les titres gros dans le métro c’est de lui donner ton livre et de le faire s’asseoir ?


Faut voir... Tu essayes quand ?

 

33. Le houblon d’une bière blanche, le café du commerce, c’est la parure stylistique de Sandrine Rotil-Tiefenbach ?


Je n’ai aucune parure, encore moins de parure « stylistique », j’écris avec mon sang, et le sang, ça circule, et quand ça ne circule plus, ça se fige ou ça coule, et quand ça coule, ça devient gluant, ça durcit, ça tâche, et ça ne part pas au lavage.

 

34. Tu vas sortir très bientôt un livre de poésie, si je devais te demander de favoriser un courant (roman ou poésie ou peinture ou dessin...) ?


Un seul courant une seule matière. L’envie. Après si c’est beau, si c’est vrai, ça parlera...

 

35. Si tu devais choisir entre la mort ou l’écriture tu ferais quoi pour t’en sortir ?


Ça fait longtemps que j’ai fait ce choix sinon nous ne serions pas là tous les deux à discuter...

 

36. Allez voir un concert des Têtes Raides avec moi ce n’est pas trop pénible ?


Non formidable, tu as fait fort, c’est très difficile de me faire sortir de mon antre... tiens bouge pas je fais un replay sur ce chapitre de Blade Runner, j’adore ce passage... et merde la télécommande a encore glissé...

 

 

J’air, Sandrine Rotil-Tiefenbach, Roman, Editions Michalon, 2004.

 

 

 

 

 

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